Un enfant de toi

– Il n’y a jamais pensé, voilà tout. On en a un peu parlé, c’est ton arrivée qui lui a fait prendre conscience qu’il pouvait terminer sa vie seul, s’il ne faisait rien. Avant, il pensait juste à son travail. Dans ton époque, il avait sûrement d’autres projets, ça lui viendra ici aussi. Peut-être qu’en s’occupant de toi, il n’a jamais éprouvé le besoin de fonder son propre foyer. Mais je ne peux pas savoir ce qui lui est passé par l’esprit, une fois que nous n’étions plus là et que tu étais encore tout bébé.

Jamais pensé ? Feesa avala un peu de travers la bouchée qu’elle venait de prendre, avec un air un peu perplexe, pour sa mère. Même lorsqu’elle lui était arrivée dans les bras, tout bébé, il aurait pu prendre conscience aussi qu’il risquait de finir sa vie seul, non ? Et puis, ne jamais y penser… Comment ne pas y penser quand on en voyait d’autres avec épouses et enfants autour de soi ? A son avis, et peut-être qu’elle avait tord, mais il s’était plutôt moqué de suivre la tradition, comme si ça n’avait réellement jamais eu aucune importance à ses yeux. Mais était-ce à cause d’elle… ? Il se serait dit, parce qu’elle était là, que c’était bon, il remplissait déjà son devoir de famille et que le reste n’avait plus d’importance… ? Ça, il faudra bien qu’elle lui en parle elle-même, tôt ou tard, au moins pour comprendre. Ah, les affaires de mariage et de famille… Heureusement, pour sa part, elle n’en était pas rendue là, ce qui la rendait parfaitement heureuse. Flirter, avoir un petit ami, c’était bien, mais de là à déjà penser au mariage, hum, non. Dans quelques années, peut-être, elle verra bien. Tout le monde ne se mariait pas, de toute façon, ses parents ne l’étaient pas. L’oncle qu’elle avait connu non plus.

– Il vous faudra aussi une robe, à chacune. A moins que vous ne souhaitiez réutiliser celles du mariage de Chaf'orm'bintrano ?

– Bien sûr, répondit-elle aussitôt, c’est bien trop pénible de devoir en essayer encore d’autres.

La seconde suivante, elle adressa un sourire lumineux et rempli d’une douce innocence à sa mère, parfaitement conscience qu’elle ne verra pas du tout la chose du même œil. Mais, eh, qui ça gênera, n’est-ce pas ?

– Ne t’inquiète pas, maman, je portais quand même des robes pour les cérémonies officielles ou quand tonton ne me laissait pas le ch… Enfin, je ne m’habillais pas n’importe comment, dans mon temps. Ce ne sera pas non plus un mariage réalisé avec toutes les règles respectées au millimètre, ils ne vont pas obliger une femme enceinte à rester debout pendant des heures.

Là-dessus, elle avait une entière confiance, car même si leur peuple adorait les protocoles, ils n’étaient pas si stricts lorsqu’il fallait préserver une toute jeune mère ou une femme enceinte. Ces dernières étaient quand même très… Comment dire cela… Très couvées. Comme si porter un enfant vous changeait tout à coup en cristal fragile, qu’il fallait protéger à tout prix du moindre choc. C’était une chose qu’elle avait eu l’occasion d’observer plusieurs fois, avec des amies plus âgées qu’elle, surtout. Maintenant, Feesa ignorait si c’était la même chose chez les Humains, si les femmes enceintes étaient autant préservées et protégées. Enfin bref, elle avait le temps de voir venir ! D’ici là, il y avait bien autre chose à faire. Elle participa ensuite peu à la conversation, pour la fin du repas, par habitude. A table, elle ne parlait jamais beaucoup, d’habitude. Chez ses parents adoptifs, les repas étaient toujours très rapides. Quant à son oncle, il travaillait en même temps et devait lâcher cinq mots en tout et pour tout au cours d’un repas. Même sans cela, il ne s’exprimait pas de cette façon, pas avec des mots, il avait d’autres moyens.

Après avoir terminé de manger, elle aida à débarrasser, surtout pour que sa mère n’ait pas besoin de se lever. Elle avait un air fatigué, quand même. Feesa ne savait pas si c’était à cause de la grossesse ou de sa maladie, ou bien un mélange des deux, et la voir comme ça avait le don de l’inquiéter. Disons-le clairement, elle avait peur que sa mère meurt en couches, dans ce temps-là aussi. Tonton ne lui avait pas raconté les circonstances exactes, et elle n’avait pas insisté par peur de le blesser. Il lui avait simplement raconté un jour que sa mère s’était retrouvée dans une situation d’urgence, que l’accouchement avait dû être précipité, et qu’elle n’avait pas survécu. La jeune fille commençait à se demander si, en réalité, les docteurs n’avaient pas dû choisir entre sauver sa mère ou la sauver elle… Elle renferma cette nouvelle question dans le fond de son esprit, en tremblant un peu, puis déposa les derniers verres dans l’évier. En se redressant, elle inspira un peu, ravalant aussi sa peur.

– Et vous ne m’avez toujours pas dit comment vous alliez appeler mon petit frère ? Il vivra ici, sur Nirauan ? C’est une… base militaire, quand même. Comment ça va se passer ? Il sera reconnu par le Clan ?